mercredi 4 janvier 2023
Les faiblesses du syndicalisme sont commentées depuis longtemps par les journalistes bourgeois. Même les déclarations confédérales post-électorales et les congrès ont fini par en reconnaître les conséquences tragiques. Du coup chacun y va de ses préconisations et le débat doit être ouvert, large et sans tabou. C’est pourquoi il nous parait intéressant, même sans partager nécessairement tous les aspects du propos, de faire connaître plus largement cette contribution de Guillaume Goutte, publiée sur Médiapart. Guillaume est militant du SGLCE-CGT bien connu chez les correcteurs de presse et d’édition et dans l’union départementale CGT de Paris :
La mobilisation de 2019-2020 a, une fois encore, été construite sur la légende de 1995, celle des manifestations monstre et des grandes grèves reconductibles dans les transports. De fait, l’attention s’est vite portée sur les salariés de la RATP, dont le régime spécial était directement menacé, et souvent jeté en pâture sur les plateaux de télévision de la bourgeoisie, qui n’en finissait plus de chouiner sur l’inégalité qu’il était censés incarner. Ces travailleurs et travailleuses ont construit et fait vivre une grève exemplaire, de plus de cinquante jours, qui a très fortement perturbé l’organisation des transports parisiens. Les salariés de la RATP se sont retrouvés en première ligne, exposés aux coups de boutoir médiatiques. Mais ils se sont surtout retrouvés seuls, ou presque. Car, ailleurs, nous avons moins cherché à multiplier les grèves partout qu’à remplir les cortèges de manifestants dans la rue, encore et toujours érigée en épicentre de la conflictualité sociale, alors qu’elle n’en est que la carte postale, le paquet cadeau, voire un simple artifice, quand elle n’accompagne pas un vrai mouvement de grève.
Beaucoup sont ainsi retombés dans le piège, terrible, de la grève par procuration : on se persuade que son propre arrêt de travail n’aura pas d’impact et on continue d’aller au boulot en se disant qu’on reversera une partie de son salaire dans une caisse de grève de la RATP ou de la SNCF. Une attitude qui a contaminé jusqu’à certains syndicats, qui, ces dernières années, se sont plus illustrés dans la gestion de caisses de grève virtuelles que dans l’organisation des salariés de leurs champs professionnels…
La solidarité est une belle chose, mais, en l’occurrence, la réforme des retraites méritait surtout de se casser les dents sur un mur de grèves. Les salariés de la RATP ne pouvaient pas, à eux seuls, mettre en échec le gouvernement, tout juste pouvaient-ils espérer arracher le maintien de leur régime spécial. C’est un aspect de la grève par procuration qui nous condamne à la défaite : elle nous enferme dans le calendrier corporatiste des secteurs en lutte. Et nous ne reprocherons pas aux camarades en grève pendant deux mois de reprendre le travail quand ils obtiennent gain de cause dans leur entreprise ou dans leur branche, alors que le reste du salariat n’est jamais vraiment entré en mouvement.
Une grève générale n’est pas une agrégation de mouvements corporatistes, c’est un élan interprofessionnel coordonné, confédéralisé, c’est-à-dire qui s’appuie sur l’ensemble des structures syndicales, territoriales comme professionnelles. Il faut sortir de la culture du syndicalisme d’entreprise, qui ne voit l’action syndicale qu’à travers le prisme de la vie d’un CSE. Si, localement, le mouvement peut se lancer à partir de revendications propres, construites dans les assemblées générales de salariés – qui, très souvent, ne regroupent pas que des syndiqués –, l’action syndicale qui le porte ou l’accompagne doit, elle, être subordonnée aux dynamiques interprofessionnelles et garder pour boussole les plates-formes revendicatives définies dans les cadres interprofessionnels (la confédération, l’intersyndicale…) – du moment, bien sûr, que ceux-ci s’inscrivent dans le combat de classe. Autrement, c’est la foire : chacun va à son stand et attend de remporter le gros lot pour sortir de la fête et reprendre le travail.
Il ne s’agit pas de centraliser ou de « pyramidaliser » la grève, mais de lui donner les bons outils pour qu’elle s’étende dans les professions et les territoires, en s’appuyant sur les structures locales du syndicalisme confédéré. Nos anciens et anciennes n’ont pas créé les unions locales et départementales, les syndicats locaux et les fédérations d’industrie pour démultiplier les postes de secrétaire et satisfaire les appétits de certains bureaucrates… mais pour armer notre classe et jeter les bases de la réorganisation révolutionnaire de la société.
L’enjeu, donc, est d’arriver à mobiliser les salariés à partir de revendications les concernant dans l’immédiat, tout en les amenant à renforcer un mouvement beaucoup plus large qui dépasse les seuls intérêts corporatistes. L’obtention du maintien d’un régime spécial ne doit pas désarmer la grève générale, en somme. Facile à écrire, plus difficile à mettre en œuvre, tant l’individualisme gangrène les esprits et les cœurs, en particulier dans le monde du travail, où les cadres collectifs de mobilisation sont délités, délaissés. Le syndicalisme est bien souvent perçu comme une sorte de service public de droit du travail, que l’on sollicite individuellement et qui est souvent condamné à faire du « cas par cas ». Plus grand monde ne l’investit et ne s’implique, et chacun trouve une bonne raison de ne pas se syndiquer. Mais ce n’est pas une raison pour baisser les bras ; pour revitaliser le syndicalisme au sein de cette première « cellule » qu’est l’entreprise, continuons à aller au contact, créons des espaces d’échange et de débat, en organisant des assemblées générales et des distributions de tracts dynamiques, en sortant les permanences syndicales de l’obscurité des locaux syndicaux mis à disposition par le patron, en boycottant le calendrier paritaire institutionnel (le CSE et ses multiples commissions…) pour mieux retourner sur le terrain.
Au-delà de l’organisation de l’arrêt de la production et des services, au-delà de l’occupation des lieux de travail, il y a tout un pan qui est négligé depuis longtemps par le mouvement syndical : l’entraide. La lutte syndicale vient bousculer les quotidiens individuels, notamment les vies de famille. En cas de grève générale, comment faire avec les enfants ? Comment amortir les pertes de revenus ? On touche là une carence forte dans le mouvement syndical : la sociabilité de classe, celle qui permet au syndicalisme de faire contre-société.
Autrefois, le syndicalisme proposait aux travailleurs et aux travailleuses une vraie vie sociale, en rupture avec le quotidien formaté par le capitalisme : les Bourses du travail étaient des lieux de vie, de culture, de fête, de solidarité réelle. Surtout, le syndicalisme ne s’interdisait de s’emparer d’aucun sujet ! Il épousait la vie sociale dans son ensemble et ne déléguait rien à personne, et surtout pas à des organisations extérieures aux conditions d’existence de celles et ceux qui l’animaient, à savoir les travailleurs et les travailleuses eux-mêmes. Et puis, la gauche politique, avec sa cohorte de partis et de divisions mortifères, emmenée par ses bourgeois révolutionnaires, est passée par-là, déshabillant le syndicalisme, le neutralisant en essayant de l’enfermer d’abord dans le monde du travail, puis dans les seules entreprises. Le mouvement de classe a alors délégué aux organisations partidaires nombre de sujets sociaux et de revendications, et a ainsi perdu la confiance qu’il avait en ses propres capacités politiques. L’idéologie a chassé le matérialisme ; la puissante confédération ouvrière du début du XXe siècle, qui unifiait le prolétariat au-delà des chapelles politiques, a sombré en même temps que la social-démocratie montait en puissance et a cassé ses outils révolutionnaires. Pis, elle s’est morcelée au fil des divisions et des scissions provoquées et cultivées par les partis.
Aujourd’hui, le syndicalisme, éclaté en une myriade de confédérations et d’unions syndicales, a largement perdu son rôle d’« unificateur » de la vie sociale. Beaucoup de syndicalistes sont repliés dans les entreprises ou enfermés dans l’institutionnalisation ; pour certains, le syndicalisme est ainsi devenu un travail comme un autre, avec ses horaires fixes, ses jours fériés, ses vacances. Une transformation bénie par le gouvernement, qui l’a toujours encouragée, notamment quand il propose que l’expérience syndicale soit reconnue et valorisée dans le parcours professionnel d’un salarié… La création des CSE, en 2017, par les ordonnances dites « Macron », a accéléré ce mouvement de professionnalisation du syndicalisme, en réduisant le nombre d’élus syndicaux.
Résultat, après des décennies d’institutionnalisation et de repli corporatiste, nous n’avons plus vraiment de tissu social sur lequel nous appuyer pour donner à une grève générale sa base arrière. Il nous faut de toute urgence mener ce chantier ; si nous voulons vraiment construire une grève générale, nous aurons besoin de crèches collectives, de coopératives alimentaires, de caisses de secours et de solidarité, etc. En 1912, à Lawrence, aux États-Unis, lors de la grande grève des ouvriers et ouvrières du textile, dite « grève du pain et des roses » (bread and roses), les grévistes, emmenés par les syndicalistes Elizabeth Gurley Flynn et Big Bill Haywood, surent s’appuyer sur le réseau de l’organisation syndicale Industrial Workers of the World (IWW) pour que leurs enfants, affamés, puissent être accueillis par des familles de camarades dans d’autres États, le temps du conflit, qui dura deux mois. Des centaines d’enfants furent ainsi hébergés et nourris pendant plusieurs semaines, notamment à New York, permettant aux grévistes de tenir dans la durée, sans que les patrons puissent prendre leurs enfants en otages. La grève se termina sur une victoire du camp du travail, avec notamment une augmentation de 20 % des salaires, qui bénéficia aussi aux ouvriers et ouvrières d’autres usines du Massachusetts. Une vraie victoire de classe, celle d’un syndicalisme qui s’est, dès l’origine, construit sur des bases industrielles, autour de la sociabilité et de la solidarité. Il ne s’agissait pas d’une grève générale, mais l’épisode est riche en leçons quant au savoir-faire de la grève.
Pour construire une grève générale, nous avons besoin d’un outil coordinateur, horizontal, d’un laboratoire d’idées et de pratiques, avec des camarades mandatés pour le faire vivre. Au tout début du XXe siècle, la CGT s’est dotée d’une « commission des grèves et de la grève générale », dont l’existence était inscrite dans les statuts confédéraux. Elle était composée de douze personnes, avait son propre secrétaire – chargé de convoquer ses réunions et de rédiger les procès-verbaux – et disposait, pour son fonctionnement, de fonds propres, prélevés sur les cotisations syndicales. Ses objectifs, les statuts de la CGT de 1902 les définissaient ainsi : « La commission des grèves et de la grève générale a pour objet d’étudier le mouvement des grèves dans tous les pays. Elle recueille les souscriptions de solidarité et en assure la répartition aux intéressés. Elle s’efforce, en outre, de faire toute la propagande utile pour faire pénétrer dans l’esprit des travailleurs organisés la nécessité de la grève générale. À cet effet, elle crée ou provoque la création, partout où il est possible, de sous-comités de grève générale. »
Toutefois, les travaux d’une telle commission n’auront aucun intérêt si, dans leur application, ils se heurtent à une CGT désorganisée, incapable de les concrétiser, de les transposer dans le réel. Construire une grève générale exige aujourd’hui, au préalable, une refonte ambitieuse de la structuration actuelle du syndicalisme. L’organisation en syndicats d’entreprise est un vrai caillou dans la chaussure de la grève générale, car elle renforce le corporatisme de boîte, a fortiori à une époque où les fédérations syndicales sont, bien souvent, des coquilles vides hantées par des bureaucrates décomposés. Il nous faut revenir sans tarder à l’organisation originelle de la CGT, c’est-à-dire aux syndicats locaux professionnels, qui rassemblent les salariés au sein de leur profession et non au sein de leur entreprise. C’est l’outil idéal pour dépasser certains corporatismes, pour développer des fraternités agissantes, mais aussi pour penser une vraie réappropriation révolutionnaire de l’économie.
Nous ne rebâtirons pas en quelques jours une CGT de classe dotée d’un vrai potentiel révolutionnaire… Mais qu’importe ! Et si, en 2023, nous devons perdre la bataille des retraites, perdons-la en ayant jeté les bases d’une réorganisation profonde de notre syndicalisme, pour une vraie renaissance du mouvement de classe. Ainsi nous remporterons sûrement la prochaine bataille, qui sera peut-être, qui sait ?, celle de la révolution sociale. Car une grève générale bien pensée et bien construite devra se donner d’autres ambitions que la mise en échec d’une réforme gouvernementale. Ce que nous visons, ce qu’elle peut viser, c’est le renversement du capitalisme et la destruction de l’État.